il était une fois, gras
un jour de l’an
avec la famille Plus
à Cannes.
« Il est des no-autres …, il a bu son verre comme les au-autres…. » Pourquoi cette chanson à boire, d’une voix bien masculine et gaie, presque fausse s’échappa de sa bouche à ce moment là ? C’est justement la question qu’il se posa, surpris par tant de lyrisme et de poésie. Catherine, dite Tchoucky pour les vacances, à ses cotés, tout d’abord étonnée, éclata elle aussi d’un rire sonore malgré le vacarme d’enfer provenant du moteur de cette vielle Méhari en plastique, décapotable et décapotée. Cette limousine de luxe, increvable finissait de balader leurs deux cœurs entre Carqueiranne, petit port du Var, et Cannes par la roue du bord de mer. La fin de l’année était proche, l’air frais quand le soleil disparaissait, mais parisiens en sursis et bien couverts, sorte de motards sans motos, ils avalaient les virages, buvaient les paysages, guettant à chaque instant un peu de mer, l’odeur d’un pin ou d’un eucalyptus.
« Ils ont bien du courage » avait chanté le bel accent d’une passante alors qu’ils étaient arrêtés au seul feu rouge croisé sur une centaine de kilomètres. La route déserte ressemblait à celle qu’ils n’avaient pas connu, aujourd’hui trop jeunes et heureux de l’être. Celle des premiers touristes anglais de l’après-guerre sillonnant au volant de superbes cabriolets décapotables rutilants, Rolls-Royce, Bentley, Jaguar, cette côte plus synonyme d’azur que de treizième mois surpeuplé. Mais quand une route est déserte en bord de mer, un pin reste un pin et heureusement la mer est toujours fidèle à elle-même. Grand air, soleil d’hiver, il ne leur en fallait pas plus. Tchoucky rayonnait, ses grands yeux clairs honoraient un petit coin de mer, ses longs cheveux de soleil jouaient avec le vent. La seule pensée de revoir sa famille installée à Cannes depuis quelques années et qu’elle ne voyait qu’une ou deux fois par an, la rendait encore plus heureuse, bien qu’apparemment elle ne voyait pas comment cela puisse être possible. A partir d’un certain degré de bonheurs accumulés, ce n’est plus ce fameux bonheur que parfois l’on oppose au malheur comme le chaud peut être le contraire du froid. C’est plutôt une plénitude, un grand astre d’équilibre qui accueille bras ouverts toute nouvelle sensation instant ou évènement peu importe sa couleur, pour de toutes façons rayonner d’une douce tiédeur.
La route maintenant s’était échappée le long des hautes falaises rouges qui surplombent la mer. Ils ne devraient plus être loin de Cannes. Tchoucky reconnut l’endroit et ses petites criques où elle venait adolescente en mobylette se baigner : Le Trayas du nom d’un minuscule village qui se découvre par surprise au détour d’un virage dans une anse où le roc flamboyant qui tombe un peu moins à pic, tolère ici quelques petites maisons et deux ou trois commerces. Le panneau indiquait Cannes 18kms. Ils étaient arrivés.
A peine son doigt eut-il quitté le bouton de l’interphone :
« Tu vois, je l’avais parié, elle a pris sa journée juste pour pouvoir nous attendre. »
C’était un de ces petits immeubles du vieux Cannes à un cri de mouette du vieux port. Un escalier étroit recouvert de tomettes usées par le temps où une longue rampe de bois serpentait et ondulait jusqu’au 2ème étage. Sur le palier la porte s’effaça sur le sourire radieux de la maman. L’appartement était discret, bien clair et confortablement installé.
« Papa n’est pas encore là mais il ne va plus tarder ». Employé puis maintenant associé avec Jo, il dirigeait une modeste entreprise de plomberie sans problèmes. Jo c’était Jo le Cannois comme il se présentait lui-même, être du Sud cela ne s’invente pas. André, c’était André. C’était le silence calme et posé de ceux qui la quarantaine passée « ayant réussi dans la vie » se font une fierté ou une superstition de ne jamais l’affirmer. Parti il y avait maintenant plus de dix ans du Nord, dont toute la famille était originaire, il avait tout vendu y compris la maison pour venir tenter sa chance dans le Sud avec sa femme Sylvianne et ses trois jeunes enfants : Tchoucky, Sylvie et Philippe.
Quand il en parlait encore aujourd’hui du Nord ; il faisait à peu près la même tête que s’il avait à enfiler un deuxième pull-over sous un imperméable ce qu’il n’avait pas fait depuis longtemps. D’artisan indépendant qu’il était, il avait recommencé au bas de l’échelle comme employé et aujourd’hui, il ne le disait pas non plus, mais il était un peu le patron. Le pari tenu, bien installé ici au soleil, les enfants volant maintenant presque de leurs propres ailes, la pointe d’accent du Sud qui traînait de temps en temps au coin de ses moustaches grisonnantes, respirait la joie de vivre et la conscience du travail bien fait. Sylvianne elle ne l’avait toujours pas l’accent ; pourtant elle était en droit de le mériter, pétillante de vie, au rire aigu, carillonnant à chaque coin de phrase qui étaient assez nombreuses. Tchoucky se demandait d’ailleurs de temps en temps si sa mère avait été amenée peu à peu à parler pour deux, son père étant dès le départ du genre plutôt silencieux ou bien si lui au contraire, au fur et à mesure, avait été contraint à un sage isolement verbal, ne pouvant pas réussir à en placer une. Tout cela étant purement anecdotique car ils s’étaient rencontrés à l’age de 16 ans et ils allaient bientôt fêter leur 25ème anniversaire de mariage, ressemblant à ce qu’ils avaient toujours plus ou moins été : d’éternels amoureux. Tchoucky y tenait plus que tout. Du Nord, il ne restait plus grand-chose à part quelques photos vieillissantes et ce sens de la famille bien maçonnée dont ils étaient l’image vivante. Occasion rêvée de se retrouver, le jour de l'an approchait :
« En attendant, viens voir à la cuisine ce que je t’ai préparé » dit-elle à sa fille. « On va se régaler ».
L’enfant aux grands yeux bleus sage, malgré l’heure avancée ne semblait pas voir passer les nuages. A la fois lointaine et présente, grave dans ses silences et volatile dans ses sourires. Cendrine était l’enfant unique de Philippe et Evelyne. Elle avait hissé André et Sylvianne à la satisfaction de grands parents. La bonté et la simplicité d’Evelyne semblait aussi marqués que son important strabisme qui rappelle qu’un regard c’est deux yeux, mais lequel ? Philippe, son mari, arriva le dernier de tous les invités, déjà bien gai, vêtu d’une chemise légère pour la saison et pas trop repassée pour l’occasion. Sa mère d’un sourire autoritaire l’envoya d’un trait dans la salle de bains raser les quelques poils blonds pouvant faire office de barbe : « Voyons, Philippe, c’est le jour de l’an, tu aurais pu faire un effort » lui glissa-t-elle entre deux portes.
Ceux qui l’avaient manifestement, l’effort, c’étaient Jo et Jeannine, l’associé et sa tendre et discrète moitié. Ils devaient être à peu près de la même génération qu’André et Sylvianne. Pourtant, dans une autre couleur, Jo arborait exactement la même veste branchée que Jean, le jeune amoureux culturiste silencieux et transi de Sylvie, cadette des Plus. Sylvie venait juste de remettre le couvert avec Jean, l’ayant quitté alors qu’ils vivaient depuis quelques années ensemble, pour Bernard serveur de talent dans un restaurant de Nice. Le couple respirant les nouvelles et bonnes résolutions. Jean s’était mis célibataire, à courtiser les haltères mais paraissait maintenant prêt à partager son banc tout neuf de culturiste avec Sylvie à l’approche de ‘été : « Tu vas voir, avait-elle dit à Tchoucky sa sœur, il va m’expliquer et je vais avoir un cul d’enfer, musclé et tout, pour la plage cet été »
André et Sylvianne, c’était le classique bon ton sans fautes des grandes occasions. André, costume trois pièces et cravate juste un peu trop serrée mais qui ne l’empêchait pas de sourire. Un peu Père Noël, Tchoucky était toute fière de sa petite robe rouge en laine moulante achetée l’après-midi même dans les rues d’Antibes. Enfin tout le monde était maintenant sur son trente et un et cela tombait bien, on ne pouvait plus aller plus loin. Dix personnes dans ce petit salon, plus toutes les bouteilles, cela commençait à faire pas mal de monde. On avait déjà entrouvert les fenêtres courtisées par la buée et décroché le premier bouton, celui du haut. Les teints se coloraient, les sourires s’étalaient au fur et à mesure que les plats s’écoulaient de la cuisine à coté. Sous la touffe de gui, à même le sol, l’enfant avait étalé tous ses objets à histoires silencieuses sur la vieille couverture que l’on disait être la sienne. Les mots, les cris et les rires résonnaient aux bouchons de Champagne et c’est peut-être le mot « nord » à la fin d’une phrase anodine qui appela le silence. S’enhardissant de l’attention et de l’alcool qu’on lui portait, Philippe répéta plus fort sans oser pourtant regarder son père dans les yeux : « J’aurais préféré rester dans le Nord, là-bas, on était plus heureux ». Le silence plana encore un peu entre gravité et incompréhension. Mais la fête essaya doucement de reprendre le dessus… « Voyons, tu ne penses pas ce que tu dis ». Sourires entendus, l’alcool bien sûr…
André, un sourire raisonnable d’un père de jour de l’an : « Repenses un peu à notre vie là-bas, cela n’a plus aucun rapport » et beaucoup plus sèchement « Tu ne peux pas t’en rappeler, tu étais trop petit »
« Peut-être, mais si l’occasion se présente, je repars dans le Nord », répéta-t-il un peu plus bas, sans toujours oser regarder son père dans les yeux.
Un peu plus tard pourtant ce fut Philippe qui chanta le plus fort cette chanson à boire d’une voix presque juste, lui, la faille dans laquelle l’alcool s’était déjà engouffré, brèche vivante de vérité de cette soirée navire qui n’attendait qu’une goutte pour sombrer. Les regards brillèrent à nouveau, la fête continuait. Vers minuit, on trouva même l’occasion de s’embrasser sous le gui entre quelques bouchées. Jean, l’amoureux culturiste réservé de Sylvie n’avait jusqu’alors as dit grand-chose, son bonheur fraîchement retrouvé ne le poussant pas apparemment à la convivialité, le son de sa voix parvint quand même au fond de la cuisine au creux d’une des vagues de silence de la table longtemps après le fromage. Il parlait avec Philippe de l’autre coté de la cloison. Ce n’était pas crier, mais c’était déjà plus fort que parler. Un cœur cherchait ses mots et Sylvie encore assise à table n’avait apparemment plus envie de rire, de manger ni même de boire. « Ce n’est pas ma faute si je suis copain avec toi et Bernard et qu’au milieu cela soit ma sœur » bredouilla distinctement Philippe. La fête commença à se sentir doucement mal à l’aise. Un glissement progressif vers la cuisine à chaque fois qu’un futur absent se levait pour rejoindre l’autre côté du mur, amena doucement la table à sa réelle dimension. Elle occupait presque tout le salon. Quand il ne resta plus que deux femmes, celle de Jo et de Philippe autour, elle parut encore plus immense. De l’autre coté, la fête n’osait plus l’ouvrir tellement les quelques phrases s’alourdissaient, s’étourdissaient de silence ; Philippe pleurait vaincu par le 31, les histoires de cœur de sa sœur et le Sud. La conversation des deux rescapées, volontaires ou non, accrochées au radeau de la table débordante de vivres, se tourna presque naturellement vers Cendrine, les yeux toujours grands ouverts. Aussi franchement et joyeusement que dans la publicité, le dialogue chaleureux comme l’écran bleu glacé d’un poste de télé zappa entre pampers et extra-pampers.L’enfant ne souriait pas.
A la cuisine, les mots étaient maintenant en équilibre au bord des poings serrés. Sylvie apparut tout à coup en larmes pour s’effondrer sur une des chaises désertées : « Toujours que mes histoires de cul, que des histoires de queues ». Même le jour de l’an aurait pu le jurer à cet instant précis : elle n’y était absolument pour rien. Agglutinés autour du balcon de la cuisine, de l’autre coté, il y avait celui qui pleure, l’homme. Celui qui se tait, le père. Les amis gênés et les autres.
Je crois qu’un peu de grand air ferait le plus grand bien à tout le monde, non ? » échappa volontairement d’une bouche à ce moment là. Il était grand temps d’aller essayer de respirer. Ce ne fut pas une mince affaire, les larmes, les silences, les bourrés et les autres se retrouvèrent quand même deux étages plus bas, marchant vers le vieux port. Les réveillons se croisaient dans la nuit douce. Le froid était ailleurs. Isolés, rigolards, il y en avait même un qui avait un peu de sang sur la manche. C’était un ancien boxeur, vieil ami de Jo, l’associé. Sur une petite place entre une fontaine et la porte du restaurant, ils étaient quelques uns mais c’était déjà fini, tout allait bien, on s’était expliqué. Pour eux aussi, la fête continuait, cela ferait des souvenirs.
A une heure du matin, de retour deux étages plus haut, même le grand air ne faisait plus le malin, alors la fête vous pensez bien ! Au bord des larmes, du balcon de la cuisine, le fils pleurait à nouveau dans les bras de son père qui pleurait maintenant aussi. La fille et la chaise sanglotaient toutes seules dans un coin. Ce n’était déjà plus le 31. Avait-on le droit d’aller encore plus loin… ?
Heureusement, il y avait bien encore un peu de place pour le Champagne et le dessert. La joie, le bonheur et l’insouciance se veulent parfois aussi tenaces que l’invité quand on aimerait bien aller se coucher. Quelques yeux rougis, quelques silences dispersés et discrets, mais dans l’ensemble, la fête malgré son coup dans l’aile, tenait encore debout. Elle qui est toujours prête à oublier sans rancune aucune, pourvu que cela continue. Tchoucky demanda à ce moment là à ses parents ou à ce qu’il en restait, la permission de se retirer pour rejoindre d’autres amis sous d’autres touffes de gui. Les premières heures de la nouvelle année s’étaient déjà elles, paisiblement écoulées, n’y voyant aucune différence. Chez les Plus, tout le monde était plus ou moins attablé dans le salon. Cendrine ne souriait ni ne dormait toujours pas. Vu de loin, cela ressemblait à peu près à ce que cela aurait dû toujours être : Un tranquille réveillon en famille.
La méhari apparut presque rassurante, amarrée au bord du trottoir comme tous les bateaux de tous les vieux ports. Elle paraissait n’attendre qu’un geste : qu’on jette l’amarre. C’est vrai que l’on pouvait décemment commencer à en avoir marre. Le clapot de la nuit redonnait à cette vieille barque des contours de fier navire. Les sièges en plastique moelleux se soulagèrent d’un soupir général. Au premier coup de démarreur, le moteur se mit à chaudement ronronner. À certaines heures tardives, il peut aussi arriver qu’une voiture sans portes ni fenêtres, propulsée à 60 Km à l’heure par un bon vieux moteur à explosion plein d’huile et de graisse sales se métamorphose soudain en havre de paix, de tranquillité et d’équilibre. C’était le cas. Il n’était plus question de chanter, le silence entrecoupé de quelques ratés d’allumage, berçait. Dans le halo des phares, les lampadaires, des voitures et quelques silhouettes se dessinèrent jusqu’à la ville d’après. L’air était doux, on le devait à la mer, invisible.
La musique était si forte, dans cette minuscule discothèque qu’elle en était presque calme elle aussi. Les corps drapés d’autres corps et de sueurs ondulaient à l’unisson de rythmes afro. Beaucoup de noirs, quelques serpentins. Le bar, barrière de corail aux verres de toutes tailles, laissait se briser ceux qui réussissaient à avoir soif. Le lagon était tenu par deux serveuses qui n’étaient pas payées pour se rendre compte que c’était un jour de fête. Elles ne réalisaient absolument pas leur chance : elles étaient les seules à avoir la place de sourire. Les amis retrouvés se perdaient déjà entre quelques regards, un verre choqué au bar ou une allumette craquée. Tchoucky devait crever de chaud dans sa petite robe en laine, pourtant, elle dansait. Une fois transformés en papillons de nuit au milieu de cette chrysalide humaine, le plus dur restait à faire : remonter à la surface. La dernière bataille eut lieu juste en haut du petit escalier de pierre à rambarde de fer, jonché d’essoufflés, de mateurs, d’assoiffés ou de regards complètement ailleurs. Le vestiaire. Le poste de douane, la frontière entre ceux de la nuit qui transpirent dedans et la nuit qui respire dehors. Le videur, énorme montagne noire comme de coutume, n’était plus qu’un ridicule mineur, noir comme le bitume, submergé au fond de son puits par un océan de vêtements qu’il gravissait, piétinait, fouillait et qui de temps en temps paraissait l’engloutir. Mais soudain, il refaisait surface, en tenant un par la manche. Il devenait alors sauveteur héroïque, tenait le blouson rescapé à une main encore anxieuse et sans même reprendre son souffle, replongeait. Hasard et destin conjugués permirent ainsi à deux blousons de cuir, noir eux aussi, de ne pas être portés disparus et à nous de disparaître. L’air, celui que l’on peut respirer nous retrouva surpris sur le trottoir un peu plus tard. Léger, tiède et toujours invisible celui de la mer aidait les cigarettes à rougeoyer, les danseurs, à reprendre leur souffle, les hommes à poser une main sur le mur où une femme était adossée et les passants à ne pas se presser. Le sommeil d’un clin d’œil enjôleur nous fit signe que c’était bien l’heure.
Juste sous le porche, une fille pleurait. Ses sanglots affalés dans un coin entre le montant de pierre et la porte de bois ne laissaient pas deviner son visage. Seule la peine et la douleur sculptaient cet argile flou de pénombre. A moins…
A moins que cela soit de nouveau, au risque de nous lasser, la bonne vieille blague de cette soirée : la fête déguisée. C’était bien elle. Des copains un peu plus loin zigzaguaient le trottoir en équilibre incertain, bien au-delà du zéro grammes quatre vingt. Au coin de la rue, le commissariat n’en soufflait rien. Il était toujours de la même couleur néon pâle et silencieux. Au passage, un réveillon de flic en service, ça cela doit être vraiment drôle ! Ses copains la soulevèrent à peu près d’un geste, c’était presque déjà le bout de la nuit.
Ce n’était pas elle, un court instant : celui que la méhari retrouve son port d’attache, l’on aurait pu croire que la fête là haut n’avait pas dit son dernier mot et que Sylvie avait réussi à venir pleurer en bas. Heureusement, il n’en était rien, juste un peu tard. L’inconnue et ses amis qui titubaient à nouveau réunis, étaient déjà trop loin pour entendre une vois masculine encore gaie leur souhaiter : « Bonne année ».
L’appartement amnésique avait presque tout oublié à l’abri de la nuit que venait seulement bousculer l’unique ampoule du couloir après avoir effleuré le gui toujours au plafond. On pouvait deviner tous les meubles sagement de nouveau à leur juste place, prêts pour de nouveaux jours, comme d’habitude. Les vêtements tombèrent vite, de sommeil. Une brosse à dents moussa d’un dentifrice anonyme au fond de la salle de bains, la porte du frigo offrit un dernier verre, le tout dans un silence chuchoté. Tchoucky avait quand même dû trouver sa mère réveillée. De l’autre coté de la cloison s’échangèrent quelques mots inaudibles. De ce coté-ci, distinctement, la couette de toutes ses plumes, murmurait : « Viens ». Tchoucky elle aussi s’y glissa un peu plus tard en même temps que quelques mots s’échappèrent de sa bouche : « Sylvie a avalé une boite de Témesta pendant la soirée. Elle est à l’hosto ».
Les meubles étaient effectivement à leur place comme le soleil debout depuis longtemps, seuls les vivants n’y étaient pas ou plutôt le cherchaient, tournaient autour. Le silence lourd comme le velours des rideaux orchestrait les mouvements, dictait de temps en temps quelques phrases sans détour. Sylvie avait effectivement tenté de se suicider en avalant une boîte de Témesta alors que personne, ni même elle, devait s’y attendre, tard dans la soirée. Elle était maintenant hors de danger ou tout au moins une douche de l’intérieur du genre chasse d’eau avait dû l’écarter pour le moment. André était toujours aussi silencieux mais beaucoup moins souriant. Sylvianne muette. Jean était à son chevet à l’hôpital, il avait téléphoné dans la matinée, un peu avant que nous nous levions. Elle était fatiguée, mais cela allait bien, maintenant. Elle était bizarre cette ambiance, vraiment gueule de bois en un peu plus lourd : estomac et cœur de plomb, le cerveau de toutes façon dans le coton. « Quelqu’un a une explication ? »
Personne n’en avait, sûrement pas elle. De l’intérieur cela devait ressembler à un couloir plus ou moins long bordé de hauts murs en béton sans fenêtres et au fond une porte fermée portant la mention bien lisible « SUICIDE » poussez, on s’occupe du reste ». Vu de l’extérieur, avec une bonne vue, cela s’apparentait assez à une petite route de campagne bordée de petits écueils, de petites aspérités entre lesquelles on peut tranquillement ricocher pour aboutir à une porte toujours ouverte. Le premier de ces petits cailloux qui accrochent le pied doit être l’être lui-même qui à un moment donné se rebondit dessus. Après et au fur et à mesure ces petits paramètres diminuent au point de devenir invisibles pour tout le monde. Un peu comme un flipper ou c’est toujours pareil même si la décoration change. Même bar, même flipper, même joueur, même balle lancée deux fois. La première fois, elle va descendre directement au fond, « au trou » comme disent les experts, sans que personne n’ait eu le temps de rien faire. Et puis, une autre fois, elle va heurter depuis le haut, un de ces petits champignons lumineux qui la renvoie et tout va s’enchaîner très vite, le compteur inconscient et frénétique ne va plus rien oublier. Une fois terminé, il va encore continuer à tourner. Pour être sure de ne pas se tromper, Tchoucky se fit préciser par ses parents l’endroit exact où se trouvait l’hôpital. C’était dans le haut de Cannes, vers le quartier de la Boca. Cela veut dire bouche en italien. Il n’y a aucun rapport, sauf pour des comprimés.
La méhari, toujours elle, increvable, expira quelques nuages de gaz carbonique pour gravir la pente. Dehors, c’était un énorme dimanche calme et tranquille où le vivant des villes se retrouve surpris en équilibre entre le lendemain de fête et une journée entière où il peut ne rien faire, si ça lui passe par la tête. Un dimanche quoi ! Avec ses bricoleurs au fond des garages, ses ronfleurs invisibles, bronzés d’uv bleutés devant un écran de télé, ou ses touristes du trottoir d’après le déjeuner. Le premier jour férié de l’année, pour certains, c’est très important puisque cela est marqué sur le nouveau calendrier, le vieux a été jeté, c’est déjà oublié. Les petites rues vers l’hôpital serpentaient sous cet imperturbable petit soleil gai d’hiver. Un bout de parking d’hôpital et aussitôt il est facile de réaliser que pour d’autres il n’y a pas trop de jours fériés puisque celui-ci était plein. La méhari adorait les passages cloutés, une bonne occasion de ne pas les lui refuser. Un flic c’est toujours rare un dimanche et un premier de l’an, lendemain de fête, généralement c’est souriant. Le seul qui pourrait ne pas l’être, celui qui a passé la nuit de garde derrière son comptoir en formica, c’est justement celui qui ronfle devant sa télé. Les pneus noirs bien trop lisses pour la police, vinrent donc s’échouer paisibles sur les zébrures blanches de ce clavier d’un piano éparpillé.
Ce n’était rien d’autre qu’un gros bloc vert pâle sur le haut d’une colline cet hôpital. Largement à la hauteur d’une vieille série télé américaine des années soixante. Au hasard : Mission Impossible. « Si vous ou un de vos associés était capturé… cette bande s’autodétruira dans les quinze secondes ». Il ne manquait que la musique, pourtant la sensation était là : celle d’être sur une autre planète. Sensation nouvelle apparemment, bien que le voyage ait débuté bien avant cet instant précis. Le voyage n’a jamais attendu le nombre des kilomètres pour commencer. Une autre pente un peu plus douce, passée la barrière aux couleurs fluos et le gardien branché sur pilote automatique, gravissait vers le hall d’entrée. Aucune idée de l’heure mais ce n’était pas la fin de la journée, pourtant le soleil flemmardait déjà les ombres larges en découpant au passage quelques silhouettes d’infirmières en contre-jour sur fond bleu azur. Dans le grand hall, pas de musique, pas de bousculade, mais le fleuriste était ouvert. Quelques pyjamas pantoufles essayaient l’air de rien de découvrir de nouveaux itinéraires, échappant à la monotone rigueur rectiligne du carrelage. D’autres grillaient une cigarette. Inutile de chercher ici-bas une trace de jour de l’an, c’était déjà nettoyé depuis longtemps. A l’heure où l’on devait commencer à prendre l’apéritif chez les Plus, les plateaux repas un peu plus garnis que d’habitude avaient ici déjà été ramassés, les poubelles déjà claquées et la vaisselle brillait d’un nouvel éclat lisse anesthésique et amnésique. Claire et limpide comme celle d’un poisson rouge, la voix blanche et hygiénique du fond du bocal proposa : « Mademoiselle Plus ? chambre 273, 2ème étage, couloir de droite. Mais vous pouvez prendre l’ascenseur si vous le désirez ». En plus on avait le choix. Une journée d’exception en quelque sorte. De celles à échanger un jour de l’an pour une large cage d’escalier bien éclairée, le carrelage en prime. Il avait quelque chose d’inhumain ce carrelage, surtout en ce lieu où quelques vies humaines faisaient tant d’efforts pour arriver à tenir à peu près droit juste quelques instants. Une dame nous salua alors que nous la dépassions au milieu de l’escalier, à mi-chemin de son Himalaya quotidien d’un seul étage. La mission impossible touchait à sa fin, au milieu du couloir désert les numéros défilaient à gauche et à droite sur ces portes toutes semblables. 273 c’était là, il n’y avait qu’à pousser.
C’est rare mais cela existe une chambre d’hôpital avec vue sur la mer. Celle-ci tenait plus de la chambre d’hôtel ou du décor de cinéma. La ville s’étalait en contrebas. Elle était invisible depuis les lits mais en se penchant au balcon, on ne pouvait pas nier qu’il y avait aussi une superbe vue sur un cimetière. C’est fou comme cela ressemble d’ailleurs à une ville en miniature avec ses buildings aux angles aiguisés et ses avenues trop droites. Mais le bleu l’emportait d’ici sur le gris, la lumière était un peu irréelle. Peut-être avait-il plu aux premières heures du jour, un petit orage de rien du tout mais suffisant pour que l’air étroit et pourri de la ville s’incline devant celui du large.
Jean n’avait plus aucune fierté musculaire, la chaise posée au chevet du lit lui était apparemment d’un grand secours ses deux mains posées sur celles de Sylvie. Il ne la quittait pas des yeux. De son bras à elle, quelques centimètres plus haut d’une peau aussi blanche que le drap, un petit tube en plastique décollait à la verticale vers le flacon de transfusion. S’il n’y avait pas eu le décor, ils auraient pu avoir tous les deux simplement une bonne tête de lendemain de fête, sans sommeil. La petite aiguille, son glucose sandwich, plantée dans le bras pour mémoire, était là pour rappeler que personne n’avait rêvé. De la fiction à la réalité, il suffit souvent de changer de chaîne. Sur le mur juste au dessus de sa tête calée dans le moelleux oreiller, une petite étiquette était collée, aussi lisible qu’incompréhensible : urine 2371. La mission n’avait plus rien d’impossible, elle devenait sidérale rappelant l’autre série télévisée : Cosmos 1999 ; La science-fiction n’est pas forcément toujours là où on l’attend.
Sur les quatre lits de cette grande chambre bien claire, à part celui de Sylvie, seul un autre avait un locataire. Toujours cette sacrée lumière mais c’était un tableau vivant. En se penchant il y aurait pu avoir une autre étiquette : « La voisine, avec en sous titre : la quarantaine maigre aux mandarines ». D’un sourire de madone, elle nous en proposa gentiment quelques unes. Puis la conversation reprit au chevet de Sylvie, calmement, avec des intonations bleutées et blanches à l’image du panneau : Hôpital, silence.
« Le plus drôle, reprit Jean sans sourire, c’est qu’il y a dix jours je me trouvais exactement au même endroit, dans cet hôpital mais à l’étage au dessous. Je n’avais pas plus dormi. Ma soeur venait de faire une tentative de suicide. Tiens, cela me revient, elle aussi avait avalé une boite de Témesta ». Sylvie esquiva un léger sourire. Tchoucky sourit elle aussi, mais sûrement pour faire plaisir à sa sœur. La voix masculine, prête à éclater de rire se dirigea résolument vers la vue du balcon, baignée de soleil. Une fois la porte doucement refermée, personne n’a du l’entendre, sauf peut-être la mer à qui il s’adressait :
« Bonne Année, Bonne Santé…. »
31/12/1987 > 09/89 Herblay |